CHAPITRE
I
BRÈVE
HISTOIRE DE L'INTERPRÉTATION
1.
Judaïsme
On trouve des
chérubins dans les différentes visions du trône de
Dieu qui jalonnent les écrits juifs pseudépigraphiques. A
commencer par le premier livre d'Enoch, écrit probablement entre
le IIe siècle av. J-C et le Ier siècle ap. J-C Au
chapitre 14 on peut lire une vision des demeures divines où des
"chérubins de feu" apparaissent au milieu d'un palais dont les
murs sont de glace. Au coeur de ce palais se trouve le trône de
Dieu, et non loin de là, la "montagne des
chérubins".
Dans d'autres passages
de ce livre, les chérubins se trouvent associés aux
séraphins et aux ophanim, dans la proximité
immédiate de Dieu. Ces trois types d'êtres célestes
"ne dorment pas et gardent son trône glorieux" (1 Enoch 71:7). De
telles visions rappellent les visions d'Ezéchiel, ainsi que
d'autres textes bibliques (p.ex. Esaïe 6). Mais de
nombreuses spéculations viennent s'y ajouter.
Ce même
procédé de combinaison est encore plus net dans le
deuxième livre d'Enoch, datant probablement de la fin du Ier
siècle ap. J-C. Au chapitre 21, les chérubins et les
séraphins semblent avoir la même apparence et la
même fonction. Pourvus de six ailes et munis d'un grand nombre
d'yeux, ils se tiennent tout autour du trône de Dieu et chantent
le Trishagion d'Esaïe 6.
Plus tardif, Ve ou VIe
siècle ap. J-C, le troisième livre d'Enoch place à
la tête des chérubins, clairement considérés
comme une classe d'anges, un prince des chérubins, du nom de
Kerubi'el (3 Enoch 22). Au verset 13, il est dit que la Shekina repose
sur le dos des chérubins, la "splendeur de la gloire" est sur
leurs faces, et leurs bouches sont remplies de chants et de
louange.
En plus de ces trois
livres d'Enoch, d'autres textes sont intéressants. Siracide 49:8
(IIe siècle A.C) parle de la vision de la Gloire que Dieu
accorda à Ezéchiel "sur le char des chérubins".
L'Apocalypse d'Abraham (Ier au IIe siècle ap. J-C) évoque
au chapitre 18 un "trône de feu" entouré d'êtres aux
yeux multiples, possédant les quatre mêmes faces
qu'en Ezéchiel 1 et ayant 6 ailes partant des épaules,
des flans et des reins. D'autres textes comme l'Apocalypse de
Moïse ou le Testament de Lévi (IIe siècle) usent
d'un langage similaire. Enfin, la description d'une liturgie
céleste, retrouvée à Qumran (4QS140), est en fait
une transposition des visions d'Ezéchiel.
Ces différents
textes montrent quelle a été l'évolution des
chérubins dans l'angélologie juive. Rapidement
considérés comme l'une des plus hautes classes d'anges,
les chérubins furent spécialement attachés au
trône de Dieu, ayant comme fonction de le garder et de le
porter.
L'angélologie
juive est complexe et nous nous garderons d'en donner une description
détaillée. Remarquons toutefois la place importante
réservée à la spéculation dans son
élaboration. Les visions d'Ezéchiel ont fourni la base
d'un grand courant de la mystique juive : la merkabah. A partir du Ier
siècle ap. J-C ce terme a été utilisé pour
désigner l'ensemble des spéculations et des visions
liées à l'évocation du char divin
d'Ezéchiel. Ainsi la merkabah a-t-elle fourni un nombre
important des classes angéliques en personnifiant certains
éléments de la vision d'Ezéchiel, le trône,
les roues (ophanim), les tournoiements (galgalim), etc. De plus, les
"êtres vivants" furent considérés comme une classe
d'anges distincte des chérubins.
La tradition juive a
donc attribué deux fonctions principales aux chérubins :
(1) Gardien et porteur du trône de Dieu ; (2) Louange
perpétuelle de Dieu. La première découle des
visions d'Ezéchiel. Pour la seconde, la combinaison des
caractéristiques physiques des séraphins (six ailes...)
avec celles des chérubins (quatre faces, yeux multiples, pieds
de veau...) a conduit à l'attribution aux chérubins d'une
fonction qui n'appartenait qu'aux séraphins d'Esaïe
6.
Pour terminer ce
survol, mentionnons l'interprétation de Philon d'Alexandrie.
Né en l'an 20 av. J-C, Philon est l'auteur d'un traité
sur les chérubins dont le titre latin usuel est De
Cherubim.
Dans ce traité,
Philon propose d'abord une première interprétation,
cosmologique, des chérubins (qu'il suppose être au nombre
de deux) ; "peut-être représentent-ils
allégoriquement la révolution de l'ensemble du ciel". Le
premier chérubin représenterait la "sphère
extérieure", celle des "étoiles fixes". Le
deuxième chérubin symboliserait les sept "sphères
intérieures", celles des planètes, qui ont un mouvement
opposé à la sphère extérieure.
L'épée de feu serait alors "le signe de leur mouvement et
du déplacement éternel de l'ensemble du ciel". Mais pour
Philon, les chérubins sont peut-être aussi les deux
hémisphères s'inclinant vers l'Estia, seul point fixe et
stable de l'univers. L'épée de feu serait alors le
symbole du soleil.
Philon propose encore
un sens plus profond. Les deux chérubins seraient le symbole des
deux attributs suprêmes de Dieu : la bonté et la
puissance. L'épée de feu représenterait un
troisième attribut qui réunit les deux autres : le logos,
car c'est par la raison que Dieu est à la fois souverain et bon.
Comme nous le verrons, l'interprétation philonienne trouvera
écho chez certains pères de l'Eglise.
2.
Pères de l'Eglise
Au IIe siècle,
Irénée de Lyon fut le premier à interpréter
les chérubins comme des métaphores vivantes des quatre
évangiles. Selon lui, les quatre faces sont les images de
l'activité de Jésus-Christ. Le lion symbolise la
puissance, la prééminence et la royauté du Fils de
Dieu ; le taureau manifeste la fonction de sacrificateur et
prêtre du Christ ; l'homme symbolise son incarnation ; et l'aigle
est l'image du don de l'Esprit "volant sur l'Eglise". Les
évangiles prolongent cette image : Jean, dans son prologue,
raconte la génération prééminente du
Christ ; Luc débute son évangile par l'histoire du
prêtre Zacharie ; Matthieu raconte la génération
humaine de Jésus ; Marc commence par "l'esprit
prophétique survenant d'en haut sur
les hommes". Dans un troisième temps, Irénée
souligne que les mêmes traits se retrouvent dans le Verbe de Dieu
lui-même : il parlait "selon sa divinité et sa gloire" aux
patriarches ; il assignait une fonction sacerdotale aux hommes vivant
sous la Loi ; pour nous, il se fit homme ; et enfin il envoya
l'Esprit sur toute la terre.
Selon Origène
(185-254), les chérubins vivent sur la montagne de Dieu, dans le
paradis. Avant sa chute, le diable vivait avec eux. Mais à cette
interprétation angélique des chérubins vient
s'ajouter une étymologie étrange qui donne à
"chérubin" le sens de "plénitude de connaissance". Ainsi,
selon Origène, "quiconque est rempli de
science devient un chérubin que Dieu conduit". La
vision d'Ezéchiel devient alors l'image du chrétien
libéré des occupations de ce siècle, ne se
trouvant plus "sous les roues du monde".
C'est dans le cadre
philonien de l'accès au paradis-vertu que Didyme l'aveugle
construit une interprétation allégorique
spécifique. Selon lui, les chérubins représentent
tout ce qui incite à la vertu, le don des notions communes
voilées par la multitude des péchés. Si le
désir d'entrer naît chez quelqu'un, les "chérubins"
lui serviront de guide, lui faisant comprendre qu'il faut participer
à la connaissance de la vérité si l'on veut
entrer, et l'épée lui insinuant que cette marche est
pénible car "c'est à travers de nombreuses tribulations"
qu'on obtient l'entrée dans le royaume.
Jerôme (mort en
419), reprend l'interprétation d'Irénée en
intervertissant toutefois les figures associées à Marc et
à Jean. Jean est symbolisé par l'aigle parce que son
évangile débute par "au commencement", ce qui encourage
le lecteur à élever son esprit vers le ciel, demeure du
logos préexistant. Le lion est l'image de Marc qui ouvre son
évangile avec une voix prophétique, comme un lion dans le
désert. C'est ce classement qui a été
traditionnellement retenu.
Augustin (354-430)
reprend à son compte l'étymologie citée par
Origène : chérubin signifie "plénitude de
sciences". Quant à l'identification des quatre faces avec les
quatre évangiles, Augustin intervertit les figures que
Jérôme attribuait à Matthieu et à Marc.
Selon lui, Matthieu est symbolisé par le lion, et Marc par
l'homme.
Mais une étape
décisive dans la compréhension des chérubins, dans
la tradition, est franchie avec la hiérarchie céleste de
Denys l'Aréopagite. Ce texte pseudépigraphique doit dater
du VIe-VIIe siècle. Avant le Pseudo-Denys, les auteurs ne
semblaient attacher que peu d'importance aux énumérations
des catégories angéliques tirées de Paul ou de
l'Ancien Testament. Ainsi par exemple, Augustin écrivait-il
à Orose :
Qu'il y ait dans le ciel
des sièges, des dominations, des principautés, des
puissances, je le crois fermement; qu'ils diffèrent entre eux,
je n'en saurais avoir le moindre doute ; mais quant à dire ce
qu'ils sont et en quoi ils diffèrent, dussiez-vous
me mépriser, moi que vous traitez de grand docteur,
j'avoue l'ignorer.
Le Pseudo-Denys
élabore une hiérarchie céleste très
structurée, qui trouvera son prolongement dans une
hiérarchie ecclésiastique de même type. La
démarche est mystique, le but de la hiérarchie
étant "une assimilation et union à Dieu". La
hiérarchie est l'institution par laquelle la science et l'action
qui divinise se transmet. Chaque triade reçoit de celle qui la
précède la science qu'elle transmet à son tour
à celle qui la suit. La hiérarchie est constituée
de trois triades réparties ainsi :
1re triade
:
- Séraphins (Serafim)
- Chérubins (Keroubim)
- Trônes (Thronoi)
2e triade :
- Dominations (Kuriotêtes)
- Vertus (Dunameis)
- Puissances (‘Exousiai)
3e triade :
- Principautés (‘Archai)
- Archanges (‘Archaggeloi)
- Anges (‘Aggeloi)
Ce qui
différencie les classes angéliques, c'est la place
qu'elles occupent dans cette hiérarchie. La proximité
immédiate du principe "divinisateur" (thearchia)
est la particularité essentielle de la première triade,
à laquelle appartiennent les chérubins. Ces derniers
gardent du reste leur étymologie traditionnelle de
"plénitude de science". C'est donc avant tout par leur
contemplation de Dieu et leur pouvoir de connaître que les
chérubins se caractérisent.
En conclusion, nous
remarquons que c'est moins la nature des chérubins que leur
signification symbolique qui importait pour les pères de
l'Eglise. Faire des chérubins des symboles n'excluait toutefois
pas que l'existence d'êtres célestes leur correspondant
puisse être sous-entendue. Mais il est souvent difficile de
savoir quand les chérubins étaient compris comme de
simples symboles et quand ils étaient considérés
comme des anges. Par contre, à partir du Pseudo-Denys, la
tradition assimile clairement les chérubins à une classe
d'anges. Leur nature et leur fonction semblent alors prendre le dessus
par rapport au symbole.
3.
Moyen-Age, Réforme
Du VIIe au XIIe
siècle les auteurs parlent très sommairement des anges,
se contentant de reproduire des textes antérieurs. Il a fallu
attendre Thomas d'Aquin (1225-1274) pour qu'une doctrine
systématique des anges prenne naissance. A partir de ce moment,
l'angélologie devient un élément central de
l'enseignement de l'Eglise.
Saint Thomas reprend la
hiérarchie céleste du Pseudo-Denys et la commente. Ainsi,
selon lui, le nom des chérubins leur vient "d'un certain
excès de science ; c'est pourquoi il signifie plénitude
de science". Se référant à Denys, il en donne
l'explication par leur proximité de Dieu qui leur procure une
parfaite connaissance qu'ils transmettent ensuite, selon l'ordre
hiérarchique.
Les réformateurs
ont rejeté les interprétations allégoriques comme
celles d'Origène, sans pour autant se montrer unanimes quant
à l'interprétation des chérubins. Luther s'en
tient à un littéralisme assez strict. Ainsi, les
chérubins de Genèse 3 étaient selon lui de
véritables anges et la flamme une sorte d'épée
qu'ils brandissaient pour effrayer les hommes et les empêcher de
revenir dans le jardin d'Eden.
Calvin par contre est
plus réservé. Bien qu'il conserve l'idée que les
chérubins soient des anges, selon lui, ce nom leur a
été donné à cause de la "rudesse du peuple
ancien par une sorte d'indulgence (...) pour la même raison que
le nom du corps de Christ est transféré au pain
consacré de la Cène". Cette explication semble
traduire un malaise de la part de Calvin face à l'explication
traditionnelle.
En fait, ni le
Moyen-Age ni la Réforme n'a apporté
d'élément décisif dans la compréhension des
chérubins. Thomas d'Aquin n'a fait que reprendre
l'interprétation du Pseudo-Denys, et les réformateurs ont
prolongé l'opinion traditionnelle selon laquelle les
chérubins étaient des anges.
4.
Epoque moderne
Il ne s'agit pas pour
nous dans cette section de faire un inventaire exhaustif des
interprétations modernes des chérubins ! Nous nous
contenterons d'en présenter les tendances principales afin de
mettre en évidence l'état actuel du débat.
C'est au XIXe
siècle que le débat sur les chérubins connut une
étape décisive. La découverte des grands taureaux
ailés de Ninive par Layard a soudain jeté une
lumière nouvelle sur ces êtres mystérieux. Les
chérubins bibliques ont été rapidement
rapprochés de ces colosses ailés. Puis les
découvertes archéologiques se sont diversifiées,
et les chérubins ont été plutôt
assimilés aux sphinx (lion à tête humaine)
ailés. Mais l'opinion varie quant au degré de
parenté entre les chérubins et ces êtres
hybrides.
Certains
n'hésitent pas à parler d'emprunt strict, W. Albright par
exemple identifie de manière certaine les chérubins aux
sphinx ailés, tant pour leur apparence que pour leur fonction de
gardiens et de porteurs de la divinité. D'autres se montrent un
peu plus réservés et préfèrent parler de
"transposition", ou insistent sur l'emprunt formel
dépouillé
de toute notion mythologique. Mais Freedman et O'Connor estiment qu'on
ne peut prétendre avec certitude assimiler les chérubins
bibliques aux seuls sphinx ailés. Bien d'autres êtres
hybrides, quadrupèdes ailés ou êtres
anthropomorphes, pourraient aussi bien être identifiés
aux chérubins.
Un autre débat,
hérité en partie des interprétations
traditionnelles, touche à la nature, angélique ou
symbolique, des chérubins. Le Nouveau Dictionnaire Biblique
témoigne de ce qui est sans doute l'opinion majoritaire des
"évangéliques", à savoir que les chérubins
sont des êtres angéliques. Karl Barth partage cette
opinion ; selon lui les chérubins sont bien des créatures
célestes. Quant à Edmond Jacob, s'il identifie les
chérubins à des anges, il estime qu'ils expriment, avec
les séraphins, une ébauche imparfaite d'une
théologie de la communication de Dieu avec l'homme. Ainsi,
l'identification des chérubins à des anges n'implique pas
forcément, chez ceux qui la proposent, l'existence réelle
des chérubins, en tant que créatures.
Certains
théologiens considèrent les chérubins comme de
simples symboles, même s'ils ne s'accordent pas sur le sens du
symbole. Par exemple, Henri Blocher propose de voir dans les
chérubins des symboles de
la puissance divine, "un concentré de l'univers lui-même,
résumé par ses figures les plus glorieuses, mais en tant
qu'il reste à la disposition du SEIGNEUR et sert d'outil
à sa puissance". Patrick Fairbairn préfère y voir
les représentants de la création vivante, avec la
promesse de sa rédemption. Comme appui de cette démarche
symbolique, Elie Borowski prétend que la pensée abstraite
ou métaphysique était étrangère au monde de
l'Orient ancien. Des concepts comme l'omniscience ou l'omnipotence
étaient exprimés "concrètement", par exemple par
ces êtres hybrides auxquels appartiennent les
chérubins.
Finalement, la position
défendue par H. Lesêtre témoigne bien de la
diversité, et parfois de l'embarras qui caractérise le
débat moderne. Selon lui, les chérubins du paradis sont
des anges, et non des symboles. Mais les chérubins de l'arche et
du temple sont des figures symboliques, et ceux d'Ezéchiel, des
"représentations artistiques", "les images sensibles des
êtres spirituels dont Dieu se sert pour exercer sa puissance".
Enfin, repris dans l'Apocalypse, les chérubins deviennent alors
les symboles des quatre évangélistes!
Au terme de cet
aperçu historique, nous constatons que le débat n'est pas
clos. La discussion sur la nature des chérubins a
traversé toute l'histoire, même si globalement la balance
penche en faveur de l'assimilation aux anges, ceux-ci étant
considéré ou non comme des créatures
réelles. D'autre part, les découvertes
archéologiques ont relancé le débat sur
l'apparence des chérubins, et dans une moindre mesure sur leur
fonction. On ne peut toutefois pas parler de consensus, même si
la thèse du sphinx ailé est majoritaire. L'étude
étymologique et un examen plus approfondi des découvertes
archéologiques, littéraires et iconographiques, pourra
donc sans doute nous éclairer sur ce débat.
|