1.
En Eden
C'est en
Genèse 3:24 qu'apparaissent pour la première fois les
chérubins dans la Bible. De plus, quelle que soit la lecture que
l'on adopte en Ezéchiel 28:14-16, le lien avec Eden est
explicite, au verset 13. C'est pour cette raison que nous avons
rassemblé ces deux textes dans le même groupe.
a.
Genèse 3:24
La
fonction des chérubins ici est la seule indication explicite qui
nous soit donnée sur eux : lishmor 'et derekh 'ets haHayim
"pour garder le chemin de l'arbre de la vie". Les chérubins sont
donc ici des
gardiens, associés à l'arbre de la
vie. Voilà qui nous rappelle deux thèmes abondamment
illustrés dans l'iconographie
du Proche-Orient ancien.
Une des
fonctions associées aux sphinx était celle de gardien,
à l'entrée des palais ou des sanctuaires. Remarquons
toutefois qu'il n'est pas question, du moins explicitement, de "portes
du jardin" dans notre texte, bien que la tâche des
chérubins est d'interdire l'entrée dans le jardin.
Il n'est pas non plus spécifié le
nombre des chérubins, alors que les sphinx
gardiens allaient par paire. De plus, la fonction
de gardien ne semble pas être exclusivement
associée aux sphinx, ou aux quadrupèdes.
Bien qu'il soit difficile de connaître précisément
la fonction de tous les êtres hybrides du Proche-Orient ancien,
il semble bien que les bipèdes ailés aussi aient pu avoir
une fonction protectrice de gardien, en ombrageant une image de leurs
ailes.
La garde
de l'arbre de la vie rappelle le thème de l'arbre sacré,
entouré par des créatures hybrides, bipèdes ou
quadrupèdes. La diversité des créatures entourant
l'arbre sacré dans ces représentations ne permet pas
d'identifier les chérubins de Genèse 3 à un type
spécifique d'être hybride. Peut-être la fonction de
gardien d'une netrée peut-elle faire pencher plutôt en
faveur des quadrupèdes. Dans ce cas, la peinture dite de
l'Investiture de Mari pourrait être une illustration
intéressante. Nous avons déjà évoqué
les parallèles qu'André Parrot a tirés entre cette
fresque et le
récit biblique des origines.
En
faveur d'une apparence proche de celle du sphinx, Franz Landsberger
mentionne encore qu'en tant que gardiens, les chérubins devaient
être particulièrement forts et effrayants, un lion
ailé à tête humaine
aurait sans doute eu un tel effet. Remarquons toutefois
qu'un être d'apparence humaine, peut-être
rehaussé d'ailes, peut être tout aussi impressionant,
surtout si sa taille est inhabituellement grande...
Un autre
élément de notre texte mérite
d'être relevé : "la flamme de l'épée qui
tournoie" (lahath haHerev hammithapekhet).
Contrairement à une opinion ancienne, il ne s'agit pas d'une
épée brandie par les chérubins, mais d'un
élément autonome, préposé comme les
chérubins à la garde du chemin qui mène à
l'arbre de la vie.
C.F.
Keil et F. Delitzsch proposent de voir dans cette flamme le symbole du
feu dévorant de la colère divine. Henri Blocher suit une
interprétation similaire en proposant d'y voir l'image de la
justice et de la
sainteté de Dieu, à l'oeuvre dans ses
jugements. Il mentionne également l'interprétation
courante selon laquelle nous avons là une
représentation de l'éclair, symbole
de l'anathème divin chez les Assyriens. Cette
compréhension de la flamme comme représentation
de l'éclair a permis à certains commentateurs
de rapprocher les chérubins des nuages d'orage ou des
vents.
Ronald
Hendel propose une interprétation originale de cette
épée. Selon lui, il s'agirait d'un être divin
flamboyant, du même type mythologique que les chérubins,
au service de Yahvé.
Ces
quelques remarques sur la flamme de l'épée tournoyante
révèle le problème de la nature des
chérubins : s'agit-il de
créatures, réelles ou mythologiques,
ou de symboles ? La réponse à cette
question est largement conditionnée par le
regard que l'on pose sur les premiers chapitres de la Bible. Ainsi,
Henri Blocher considère-t-il les chérubins comme de
simples symboles, au même titre que les arbres du jardin par
exemple. C'est une démarche que Luther, ou Lesêtre, ne
peuvent adopter. Selon eux, les chérubins de Genèse 3 ne
peuvent être que des anges.
Rappelons
enfin l'interprétation de Hendel : allant de pair avec sa
compréhension de la flamme de l'épée, les
chérubins sont des créatures mythologiques.
En bref,
la fonction des chérubins de Genèse 3 est clairement
attestée : ils sont des gardiens. Par contre, on ne trouve rien
d'explicite quant à leur apparence. Tout au plus pourrait-on
penser prioritairement au type du sphinx, à cause de leur
fonction de gardien d'une entrée. Mais il nous semble plus sage
de rester indécis quant à leur apparence... Enfin, le
débat reste ouvert au sujet de leur nature (créature
réelle, créature mythologique ou symbole), et la
réponse à cette question dépend
d'une réflexion plus globale, sur les anges
ou sur le genre littéraire des premiers chapitres de la
Genèse.
b.
Ezéchiel 28:14-16
Nous
trouvons dans les versets 14 et 16 un important problème de
critique textuelle. Au verset 14, le TM a 'at
kerouv, "toi, chérubin", alors que la note
a de la BHS signale que la LXX
comporte meta tou cheroub,
"avec le chérubin",
leçon que la Syriaque confirme. En conséquence,
l'éditeur de la BHS propose de lire 'et
kerouv.
Notons
tout d'abord que le poids des témoins est sensiblement identique
pour les deux leçons, TM d'un côté, LXX et Syriaque
de l'autre. De plus, ce n'est que la vocalisation qui change, aucune
consonne n'est ajoutée ou retirée. Toutefois, la
modification de sens est importante. Dans un cas
(TM), le destinataire de la complainte est identifié,
ou comparé, à un chérubin,
dans l'autre cas (LXX et Syriaque), le destinataire
de la complainte est accompagné par un chérubin. Ces
versets ne parle donc qu'indirectement des chérubins, en guise
d'image pour le prince de Tyr. La référence au
récit du paradis, explicite au verset 13, nous fait penser qu'il
est peu probable
que nous trouvions des éléments fondamentalement
nouveaux par rapport à ceux récoltés
dans l'étude de Genèse 3:24.
La forme
'at est tout
à fait inhabituelle pour le pronom masculin singulier,
attestée seulement en Nombres 11:15 et Deutéronome 5:27.
La Lectio difficilior appartient au TM.
Si on
favorise la leçon de la LXX, un autre changement par rapport au
TM est alors nécessaire (note c de l'apparat critique de la BHS)
: ounetattîkha devient netattîkha,
le vav disparaît. Dans
le TM, le verbe être est sous-entendu, alors que dans l'autre
leçon, 'et kerouv
devient relatif à netattîkha.
De cette façon, comme le mentionne Leslie Allen, la construction
des phrases au verset 14 suivrait toujours le même schéma,
le verbe étant placé à la fin dans tous les cas.
Ceci pourrait plaider en faveur de la leçon de la LXX.
D'un
autre côté, van Dijk met en évidence une
similarité stylistique des versets 12-13 avec le verset 14 qui,
selon lui, plaide fortement en faveur de la vocalisation du TM. Cette
remarque sur la structure nous paraît plus concluante que la
proposition de Allen.
De plus,
Barthélémy se prononce en faveur du TM, avec la lettre B
(grande probabilité avec une certaine marge de doute). La LXX
aurait opéré un remaniement de tout le verset 14 pour
faciliter l'interprétation du TM.
La note
d de l'apparat critique de la BHS pour le verset 16 mentionne que nous
trouvons dans la LXX kai 'êgage
se "et il t'a chassé".
Peut-être faut-il lire, selon l'éditeur
de la BHS, vaye'ibêdekha,
un inaccompli piel avec vav inversif (ce qui implique peu de changement
de vocalisation mais l'ajout d'un yod), alors que d'autres proposent de
lire ve'ibadekha, un accompli
piel avec vav consécutif (ce qui n'implique aucun changement de
consonne mais une vocalisation différente). Il est à
noter que cette leçon n'est soutenue que par la LXX et qu'elle
est entièrement dépendante du verset 14. C'est pourtant
celle qui est considérée comme la plus ancienne par la
majorité des commentateurs modernes, de toutes tendances.
Plusieurs commentateurs préfèrent tout de même la
leçon du TM, en vertu de leur choix au verset 14.
La
leçon du TM nous paraît donc devoir être retenue. En
effet, elle a la lectio difficilior en sa faveur et elle permet au
verset 14 de mieux s'insérer structurellement dans le contexte
immédiat (c'est l'argument de van Dijk). Le choix du TM au
verset 16 dépend de notre choix au verset 14.
Pour une
meilleure compréhension de ces versets, nous porterons encore
notre attention sur l'arrière-plan de la complainte
contre le roi de Tyr. La référence au jardin d'Eden
(v.13) renvoie explicitement à
Genèse 3. Quelques points de contact sont
clairement établis : le nom "Eden", sa désignation comme
jardin de Dieu, la présence de pierres précieuses, une
perfection première (v.12), suivie d'un péché
(v.16a)
et d'une sentence d'exclusion (v.16b), la présence, d'une
manière ou d'une autre, d'un chérubin. Mais en même
temps, nous nous trouvons confronté à plusieurs
divergences : dans la complainte d'Ezéchiel, il n'y a pas
d'arbre ni de fruit défendu, pas de serpent, pas de femme.
A cause
de ces différences, il a été proposé de
voir dans l'oracle d'Ezéchiel 28 une version plus mythologique
du récit de Genèse 3, peut-être issue d'une
tradition parallèle. Par exemple, John van Seters propose que
cette complainte trouve son origine dans la mythologie babylonienne.
Selon lui, il est clair que derrière Genèse
3, Psaume 8 et Ezéchiel 28, il y a deux conceptions
de la création : la création de l'humanité
pour effectuer les durs travaux des dieux, et la création du roi
qui dirige le peuple, être supérieur et agent des dieux.
C'est de cette deuxième conception qu'Ezéchiel aurait
tiré son oracle.
Devant
les difficultés à concilier le texte de Genèse 3
avec celui d'Ezéchiel 28, certains ont proposé un
parallèle avec le Temple de Jérusalem. Le chérubin
dont il est question serait alors un des deux chérubins
sculptés dans le temple de Salomon. Il est important de
remarquer, comme le fait Barthélémy, que l'adjectif hassokhekh
offre plus d'analogie avec les ailes déployées des
chérubins protégeant l'arche dans le tabernacle et le
temple, qu'avec les chérubins de Genèse 3:24 qui
interdisaient l'accès à l'arbre de la vie. Toutefois,
McKenzie souligne bien que la complainte d'Ezéchiel a
globalement plus de points de contacts avec le récit
du jardin d'Eden qu'avec n'importe quel autre texte
biblique ou récit mythologique connu. Ceci
d'autant plus qu'il y a une référence
explicite au récit du paradis (v.13).
Nous
pensons donc, avec Brian Tidiman, qu'il est préférable de
voir dans ce texte une libre adaptation, pour des besoins particuliers,
d'un récit déjà connu, en l'occurrence celui de
Genèse 3, ne retenant que les éléments qui sont
utiles au prophète pour le but qu'il poursuit. De plus, sa
description du chérubin reflète la représentation
traditionnelle de ces êtres, dans le temple au-dessus de
l'arche. Ceci n'exclut pas qu'il ait pu y avoir certains emprunts aux
mythologies environnantes.
Dans le
récit de Genèse 3, les chérubins n'interviennent
pas avant la faute, comme compagnons de l'homme (comme le voudrait la
leçon de la LXX). C'est après le péché,
comme gardiens de l'accès à l'arbre de la vie qu'ils
interviennent. Le problème dans la complainte d'Ezéchiel
28, c'est que le chérubin est évoqué avant
même l'expulsion du jardin d'Eden. Le prince de Tyr ne peut donc
pas être comparé à l'un des chérubins
gardiens de Genèse 3.
Il nous
semble que le problème se résoud si l'on considère
que le prince de Tyr est comparé au premier homme,
lui-même étant comme un chérubin protecteur (cf. Gn
2:15 "garder le jardin"). Dès l'expulsion de l'homme, ce sont
les chérubins gardiens qui remplirent la fonction qui lui
était attribuée originellement, garder le chemin de
l'arbre de la vie.
Le
prophète s'étant inspiré de Genèse 3 pour
son oracle, nous ne pourrons pas récolter beaucoup
d'informations nouvelles sur les chérubins bibliques. Notons
toutefois que l'expression du verset 14 kerouv
hassokhekh "chérubin protecteur", qui
évoque la fonction protectrice dse chérubins
sculptés au-dessus de l'arche, peut confirmer la fonction de
gardien des chérubins, déjà présente en
Genèse 3:24.
Henri
Blocher propose encore une fonction "d'exécution judiciaire"
pour les chérubins. Cette conclusion n'est possible que si l'on
retient la leçon de la LXX. Et même dans ce
cas, il nous semble que ce seul verset ne saurait suffir à
attribuer aux chérubins une telle fonction. En effet, comme nous
l'avons déjà remarqué, en Genèse
3 c'est Dieu lui-même qui chasse l'homme et la femme du jardin,
les chérubins n'interviennent qu'ensuite, pour leur en interdire
le retour.
En bref,
la complainte contre le roi de Tyr, parce qu'elle ne parle
qu'indirectement des chérubins, ne nous permet pas d'apporter de
véritables nouveaux éléments au débat sur
les chérubins bibliques. Ce qui nous est dit des
chérubins découle d'éléments
empruntés au récit
de Genèse 3 et aux représentations
présentes dans le temple.
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